Art et Philosophie en Pratique

Art du questionnement et questionnement de l'art

Comment nous détacher de nos émotions ?

“Quand on lit la plupart des philosophes qui ont traité des passions et de la conduite des hommes, on dirait qu’il n’a pas été question pour eux de choses naturelles, réglées par les lois générales de l’univers, mais de choses placées hors du domaine de la nature. Ils ont l’air de considérer l’homme dans la nature comme un empire dans un autre empire. A les en croire, l’homme trouble l’ordre de l’univers bien plus qu’il n’en fait partie ; il a sur ses actions un pouvoir absolu et ses déterminations ne relèvent que de lui-même.” Spinoza

Comment nous détacher de nos émotions?
Cette question évoque à la fois les petits moments du quotidien et des événements importants de notre existence. Nous vibrons de nos émotions, nous nous sentons vivre grâce ou à travers elles. Et tout aussi bien nous y succombons, en nous recueillant en nous-même ou en nous blottissant dans un quant à soi parfois belliqueux. Il en ressort que la dynamique oscillant entre l’attachement et le détachement est peut-être celle qui anime notre relation aux émotions. Elle éclaire à la fois la nécessité de voir clairement en nous et notre tendance naturelle à exprimer physiologiquement l’impact d’une ouverture au monde.

Mots clés : émotions – affects – rencontre – s’effacer – agir – réagir – intelligence émotionnelle – reconnaissance – connaissance

Introduction
Voici une interrogation qui vient souvent nous troubler car nous pouvons assez aisément reconnaître que les émotions sont un genre d’affections qui ne nous laissent pas agir à notre guise, et que, pendant que nous pâtissons… nous avons du mal à penser clairement. Et puis, comment pouvons-nous agir sous le coup de l’émotion ? Il est possible par exemple de faire momentanément un écart, pour pouvoir regarder plus calmement les évènements, par exemple en faisant des activités manuelles ; quelle qu’en soit sa nature, le geste est fait pour distraire l’impact tyrannique que peut exercer ce phénomène sur notre esprit.
Quand nous ne maîtrisons pas nos propres émotions, c’est qu’elles brûlent dans leur immédiateté, et il nous semble ne pas y avoir d’échappatoire. Alors à ce moment-là, il naît un désir de contrôle qui nous fait rechercher une autre immédiateté – plus satisfaisante, nous nous empressons d’accomplir une tâche, fuir le problème, etc.
Mais quelle que soit la réaction, rien ne nous empêche de nous demander ce qu’est une émotion. Question qui nous vient naturellement, cependant, nous permettant de nommer en catégorisant, et d’en repérer le contexte, comme Spinoza nous invite à le faire dans son analyse des affects dans l’Ethique.
Certains vont se demander d’emblée pourquoi chercher à se distancier de ses émotions. Il est vrai que c’est une part du fonctionnement humain et que, par définition, on ne peut pas s’en séparer. Bien sûr, il faut apprendre à les connaître, savoir dans quelles situations elles apparaissent, afin de prendre quelques repères et n’être pas toujours pris au dépourvu… Mais les occulter, les renier ou les mettre sous contrôle de la raison, c’est improbable, voire impossible.
Il faut reconnaître malgré tout qu’elles sont bien embarrassantes parfois, nous manquons de maîtrise, le moment serait à la repartie efficace, et pourtant nous ne savons pas quoi décider, quoi dire, ou éviter de faire, etc. Une multitude de possibilités nous envahit et obscurcit l’horizon de notre pensée.
La démarche que nous exposerons est complexe, c’est pourquoi nous la décomposerons en plusieurs phases, en les expliquant l’une après l’autre, pour mieux comprendre le processus de la mise à distance de nos émotions. Elle se décompose en trois points consécutifs : se retirer ou s’effacer, observer, se positionner. Cela peut être une absence de positionnement, au moins devons-nous être conscient de ce que nous faisons ou ne faisons pas.
Et s’il y avait un moyen de ne pas ressentir d’émotions ? Ou de moins les ressentir ?

Quoi de plus humain ?
Tout d’abord, pour celui ou celle qui veut vivre l’expérience, il y a un geste qui peut se faire assez facilement car il est simple et ne demande pas une volonté extraordinaire : détourner notre regard vers un autre objet que celui qui nous émeut, faire un geste qui demande de la concentration et met en œuvre une facilité d’exécution. Ce qui nous fait nous sentir hors de cette émotion. D’ailleurs, et la comparaison risque d’en froisser certains, mais au moins elle est parlante, dans le dressage du chien par exemple, il arrive que l’animal soit pris de panique en relation à certaines situations stressantes et prenne l’habitude d’aboyer ou de mordre comme seules réactions à ce stress. Le dresseur va travailler sur ces réflexes de défense en le faisant monter sur une planche sur l’eau afin qu’il se concentre sur son équilibre corporel et oublie son désarroi. Le but est donc de soulager le travail mental, pour ce qui nous concerne, en nous impliquant dans un comportement pragmatique. Ainsi, lorsqu’une nouvelle a déclenché chez moi de l’inquiétude, je vais m’absorber dans une tâche quotidienne telle que du rangement d’affaires personnelles pour dévier ma concentration et relâcher la tension naissante.

S’agit-il de s’écarter de l’émotion, positive ou négative ? Non, en réalité, l’idée est de prendre du recul par rapport à l’événement, l’observer après coup et arriver à saisir l’élément qui nous a posé problème. Il n’est pas possible de faire ce travail sur l’émotion à cause de son imprévisibilité et de son aspect brouillé. Inspirés par ce qu’a écrit Simone Weil dans La Grâce et la Pesanteur, nous reprenons son terme « l’effacement » qui symboliserait une façon de se mettre à distance du sensible, de ce qui nous environne. Dans un premier temps, pour comprendre l’événement, effaçons-nous. Pour revenir à l’exemple de la nouvelle, j’ai en effet décrit comment je me sors de mon émotion par un geste rassurant. Mais il reste plus intéressant de voir quel élément nouvellement appris m’a mis dans cet état, que d’agir directement sur les symptômes de mon inquiétude.
Mais alors, pourquoi des gens cherchent-ils à admirer leurs émotions, plutôt que d’observer les événements? Lorsque quelque chose impressionne, cela force l’admiration ou l’effroi. Dans le premier cas, la fascination parle d’elle-même, nous nous pâmons, nous en parlons beaucoup, nous faisons référence à elles continuellement, c’est beau, c’est humain, quoi de plus naturel ? Quant au deuxième cas, soit cet effroi nous invite chaleureusement à les enfermer dans la boîte de Pandore, dans un instinct de conservation psychologique, soit il nous attire avec force dans une sorte de délice masochiste. Les émotions qui nous brûlent deviennent une sorte d’enfer rédempteur, car généralement, le sentiment de culpabilité qui les accompagne, y trouve son maître, le châtiment. Et cet enfer est rassurant, car ce n’est pas le vrai. Nous pourrions même dire que dans une majorité des cas, nous n’en bougeons pas, parce que c’est plus facile d’être dans un enfer connu, que dans l’inconnu, qui, pourtant, serait salvateur.

Spinoza pense que nous pouvons être affecté par un même objet de façon différente à chaque fois puisque justement nous jugeons par nos affects, qui sont fluctuants; en particulier, dans notre rapport avec nous-même, qui sera alors source de satisfaction ou de repentir. Les émotions sont donc ce qu’il y a de plus spécifique et d’aléatoire en nous. Mais nous envisageons de résoudre la problématique sur le plan cognitif, par l’acquisition de leur connaissance et d’une certaine objectivité, idée proposée au demeurant par Spinoza lui-même.
Arrivés à ce terme de la réflexion, il nous faut bien nous demander ce qui pose problème dans un comportement ou une situation. Si nous avons compris ce qui nous dérange, alors nous proposons cette idée que nous pouvons choisir de nous émouvoir ou pas, car par un effet de notre bonne volonté, nous venons à nous interroger sur l’impact de cet affect sur notre environnement ou sur nous-même et sur sa légitimité.

L’impression d’absence de fuite possible est-elle avérée? Nous serions tentés de dire oui. Les émotions sont en nous, elles expriment notre sensibilité, notre vécu et dessinent notre caractère. Mais avouons que nous nous en passerions bien parfois. D’ailleurs il nous arrive de vouloir les contrôler directement, ou alors inconsciemment par le truchement d’autre chose à portée de nous. Il nous reste donc d’y faire face. Attitude exigeante au début, mais qui assurerait quelques connaissances à leur sujet et éviterait le désir de fuite. Car pendant combien de temps encore supporterons-nous de fuir les choses qui nous dérangent ? Sorte de stoïcisme à adopter, besoin de comprendre, fonctionnement contemplatif, bref, quel que soit le moteur de la démarche, la vie sans examen ne mérite pas d’être vécue, selon Platon.

Alors, la solution est-elle de contrôler les émotions? Si contrôler est pris dans le sens de comprendre, oui ; par exemple, nous pouvons nous demander si le même événement va provoquer la même émotion. Si quelque chose nous dérange et que nous ressentons de la colère, ce peut-il que la fois d’après, nous réagissions de la même façon ? Ou bien, avons-nous déjà réagi à cela même de cette façon? Lorsque nous entendons les gens exprimer leurs émotions, ils disent bien que tel type de comportement les agace, ou les met hors d’eux, etc. Est-ce que cela nous irrite aussi ? Est-ce pour la même raison? Est-ce dans les mêmes situations? En pratiquant cette analogie avec nous-même, ou en nous mettant à la place d’une autre personne, nous arrivons plus facilement à connecter certains propos très courants dans la société et ce qui peut se passer en nous dans les moments sensibles.
Si les émotions sont ce qu’il y a de plus spécifique et d’aléatoire en nous, elles nous empêchent peut-être alors de raisonner sur la base d’une généralité ou d’un autre cas particulier. C’est l’argument du relativisme où par exemple le vent sera froid pour un individu et doux pour un autre, amenant ainsi à l’impossibilité de qualifier le vent, autrement que par rapport à la sensation personnelle. Dans ce cas, aucun langage commun n’est acceptable. Or il doit bien y avoir quelque chose qui sous-tend le tissu émotionnel, ou qui offre une méthode de clarification de celui-ci.

Reconnaître son émotion
Est-ce qu’il est possible de rapporter différentes situations à un schéma type où la même émotion apparaît ?
Par exemple, examinons le perfectionnisme dans deux situations différentes : d’une part, le perfectionnisme dans le travail, d’autre part, le perfectionnisme dans les relations. D’un point de vue positif, il permet de compléter un travail ou de le rendre le plus attirant possible, l’inconvénient est qu’il occasionne lenteur et tension car il rentre dans le détail. Son enjeu se place entre le résultat parfait et le processus traînant. En ce qui concerne les relations, il veut les rendre stimulantes, mais il exige aussi beaucoup de soi et de l’autre et peut tendre à l’esprit de sérieux. Il alterne donc entre excitation et gravité.

Si nous transposions cette analyse à une situation nouvelle : dans la mise en place de projets par exemple. Qu’est-ce que cela entraînerait ? Si je crée ma propre entreprise, et que je suis perfectionniste, je vais faire attention à chaque étape de la création afin d’y donner des bases solides. Par contre, ma minutie risque de me jouer des tours et de me faire mettre la charrue avant les bœufs, en cherchant à parfaire quelque chose en devançant le processus d’apprentissage. Dans ce cas, quelle serait la charge émotionnelle? La positive serait la fierté d’avoir mon entreprise, je me sentirais indépendant et capable. La négative serait l’inquiétude de mal faire ou pas assez, ou encore de m’auto-dévaloriser car les résultats que j’obtiendrais ne seraient pas à la hauteur de mes attentes.

Ainsi, après avoir analysé un aspect d’un fonctionnement individuel, nous pouvons rechercher ses implications dans différentes situations, de façon à prendre des repères sur ce qui pourrait nous affecter, comme dans l’exemple du perfectionnisme. Ce geste est courant en consultation philosophique, où nous explorons les différentes facettes d’une représentation, en particulier en les mettant en rapport avec des situations vécues afin de bien visualiser le rapport entre pensée et comportement. Dans celui-ci, les actions sont en partie basées sur des émotions, des peurs, des désirs, qui après formulation, nous paraissent alors absurdes ou dérisoires, et qui pourtant se sont mis irrésistiblement en place. Une manière d’accéder à l’objectivité est d’être alors dans le moment présent, de se sortir de ses souvenirs, qui parasitent, de se fier à la pensée du praticien dans le cadre d’une consultation philosophique. La compréhension du moment est à la frontière entre l’expérience et ce qui paraît comme évident après réflexion.

La rencontre
L’autre moyen de moins ressentir les émotions serait d’adopter la perspective de la deuxième personne… mais, pourquoi cette perspective et pas une autre ? Simplement parce que cette perspective nous pousse à la fois hors de nous et nous renvoie à nous-même… tandis que les autres perspectives nous placent ou seulement hors de nous (comme celle de la troisième personne) ou seulement en nous (comme celle de la première personne). Voyons cela.
Dans la perspective de la troisième personne, l’autre est éloigné de nous, et nous ne parvenons pas à le comprendre car nos deux points de vue sont différents. Il n’est pas possible de nous mettre dans ses chaussures, et certaines choses chez lui nous paraissent bizarres. Tandis que dans la perspective de la première, nous prenons l’autre identique à notre fonctionnement; cela peut se comprendre avec l’image suivante : quand au cinéma nous nous imaginons à la place des protagonistes, même si les personnages sont d’un horizon manifestement à part, il nous semble parfois qu’ils fonctionnent comme nous.

Mais… que veut dire « sortir de nous-même » ? Par la question “qu’est-ce qui se passe?”, il est possible de sortir de nous-même, de notre condition sensible, émotive, en pensant en tant qu’autre, bien qu’en n’oubliant pas de penser aussi en tant que nous-même… Etre hors de nous-même et être dedans, s’arrêter. Il ne faut pas nous précipiter, ne pas réagir immédiatement, mais plutôt regarder. Là, il ne s’agit pas de sortir de nos gonds, mais bien de nous observer dans la situation en question. Nous sommes attentif à l’autre, comme à nous-même. Et à être trop près, nous y voyons mal, mettons-nous donc à distance de nous-même pour avoir une meilleure vision de l’autre, et de nous-même. Cette double perspective génère une tension en nous et nous offre la possibilité d’être, rend notre subjectivité réelle, en dessine mieux la forme, selon Oscar Brenifier. Pour comprendre il faut d’abord avoir une conception de notre propre corps, en développant ce qui s’appelle la proprioception. Puis il nous faut l’attention conjointe : en regardant la même chose que l’autre et en sachant qu’il sait que nous observons la même chose. A ce point, nous pouvons commencer à communiquer et à avoir la sensation de compréhension… Ce faisant, nous pouvons nous trouver des similitudes et oublier notre propre spécificité.

D’une certaine façon nous reculons, face à l’autre. Ne pas nous mettre en avant. Il semble que reculer soit un geste à la fois évident et surprenant : si nous voulons nous décoller alors naturellement nous faisons un pas en arrière, et pourtant l’emportement que nous connaissons au moment de l’émotion peut être un mouvement en sens inverse. Nous pouvons reprendre le principe de résistance de la matière qui pose que deux objets ne peuvent se matérialiser à la même place et en même temps, nous le comprenons bien lorsque nous posons notre tasse de café sur la table, impossible d’en mettre une autre à cet endroit. Nous pourrions faire l’analogie avec l’individu, en tant que corps, de même en tant que conscience. Si nous ne pouvons être à la même place que l’autre en même temps, l’un doit céder la place à l’autre. En reculant, nous obéissons à un commandement, celui énoncé par le visage d’autrui, idée d’Emmanuel Levinas. Nous devons stopper dans notre mouvement naturel d’avancer et prendre la responsabilité de cette relation à l’autre. Nous voici écartelé entre ce qui est instinctif et ce qui est contre nature et cela engendre une prise de conscience. Dans son effacement, Simone Weil nous décrit comment naît cette prise de conscience, inhérente à la connaissance et la compréhension de ses émotions. Elle nous explique par l’image de Dieu et de sa création, que sa personne est en trop et empêche le contact entre eux. A tel point qu’elle ressent la nécessité de ne plus respirer, ne plus interrompre ce tête-à-tête presque amoureux. Accéder à l’être, se mettre en abstraction, en effaçant son “je”.

Il est donc question de poser notre pensée dans la perspective de la deuxième personne, établir un processus mental d’intention conjointe, prendre l’autre comme un TOI, pas comme LUI, ou JE. Lui faire face, ou être à ses côtés. Nous trouver une communauté, oublier momentanément la spécificité de chacun.
Il est courant d’entendre dire « Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ou comment il fait cela», mais est-ce vraiment de l’incapacité, ou plutôt un refus? Nous pourrions même nous demander si le courage nous manque de comprendre l’autre ? Qu’est-ce que nous irions trouver chez l’autre qui nous dérangerait, nous ferait peur, et donc provoquerait en nous telle émotion ? Nous proposons cette idée de perte d’identité, forme de néant, que bien peu sont prêts à accepter, car le désir d’être ou d’exister est fort et s’appuie souvent sur un désir de puissance. Mais celui-ci est trompeur et est généralement le souci d’être, le souci du soi.

Connaître
Une fois accomplie cette phase, il faudrait nous décoller de la perspective de l’autre aussi, en regardant la situation… chose un peu plus facile avec la distance qui a déjà été prise. Il s’agit donc de ne pas rester dans cette perspective, ne pas s’attacher à l’autre, il faut de nouveau emmener son regard sur un autre élément. C’est un sentiment, un mot, une attitude, élément essentiel de ce qui a provoqué notre émotion. Et il est question de jugement maintenant. Celui-ci nous permet de savoir ce qui se passe, car il nomme, et il porte des informations par ce nom. C’est aussi accéder à une certaine objectivité, à une raison commune. Connaître nos émotions nous amène à rechercher ce qui est utile à la conservation de notre être, et c’est retrouver l’universel de notre nature, et ce qui est bon pour elle.

Il y a un intérêt très important à connaître nos émotions et notre rapport à elles : c’est qu’elles ne doivent pas être un enfermement, une unique connaissance de l’événement, du monde. Et le geste de prendre de la distance par rapport à soi, en tant que philosophie existentielle, n’est pas dans l’intention de se mécaniser, de devenir un robot ; c’est plutôt pour s’accorder une liberté, par un meilleur savoir, qui passe par une modération. D’ailleurs, en pratique philosophique, le modérateur, terme utilisé en anglais pour signifier l’animateur de l’atelier, est là pour organiser, équilibrer, faciliter l’échange en veillant à la compréhension d’un ensemble de règles ou de principes.
Pour finir sur cet intérêt de notre connaissance, c’est qu’une fois que l’émotion a passé, elle s’intègre à notre système de pensée, se glisse dans nos souvenirs, aide à notre mémorisation, mais doit passer. Elle est simplement une partie de notre système individuel, et ne doit pas y prendre plus de place, au risque de perdre sa légitimité. Et reculer signifie aussi céder la place, et passer son chemin ; ne pas inscrire tout son comportement sur la base d’un choc, faire acte de générosité, ne pas se laisser aller au ressentiment. Pour cela, le fait de poser un jugement, acte parfois jugé barbare, délimite et peut soumettre désormais notre objet à l’examen.

Nous développer avec les émotions
Si nous suivons les propos de Spinoza, c’est qu’elles nous en apprennent beaucoup sur nous : ainsi, les affects sont au nombre de trois principaux, tels que la joie, la tristesse et le désir. La joie augmente notre puissance d’agir, tandis que la tristesse la diminue, ces deux affects nous font passer d’un état à un autre, de plus grande perfection ou d’une moindre selon l’affect concerné. Nous pouvons nous demander comment elles agissent sur nous. Par voie de conséquence, arriver à remonter à la source assure de mieux connaître notre fonctionnement de pensée mais aussi de réguler nos actions à venir. Quant au désir, bien qu’il provoque des affects généralement tristes, il est cependant notre moteur lorsqu’il s’agit de conserver notre être et de viser la vertu, forme de haute connaissance, composée d’idées le plus en adéquation possible avec la réalité.

Serait-ce cela, l’intelligence émotionnelle? Oui, si dans une addition de choses, c’est être conscient de nos émotions, qui ont un rapport corporel. Si nous sommes fâché, comment le savons-nous? Par exemple car nous avons un poids dans la poitrine. Ensuite, il est utile de savoir faire quelque chose avec cela : si nous devons le diminuer ou le prolonger dans le temps. Il faut savoir aussi réagir en communiquant aux autres à son sujet; par exemple, si quelqu’un nous demande quelque chose et que cela nous fâche, nous le ressentons d’abord dans notre corps, ensuite nous l’exprimons, d’une manière positive. Quand nous ne maîtrisons pas une émotion, nous la gardons pour nous, nous restons avec le problème. C’est une nécessité dans les relations au quotidien, tout autant que dans les relations diplomatiques, ou sujettes à négociation, où le fait d’aborder ce sujet peut être important quand cela peut éviter qu’elles aient une influence négative sur les enjeux. Car l’idée est de comprendre l’objet de notre communication, et lorsque nous éprouvons et cherchons à bloquer une émotion, nous créons de la confusion, nous finissons par mélanger le subjectif et l’objectif.

Par ailleurs, c’est grâce à elles que nous pouvons retenir une poésie telle que « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant » de Verlaine, tout événement marqué d’une émotion reste gravé plus profondément dans l’esprit, intellectuel, autant qu’affectif comme la venue d’un animal à la maison. Sans émotion, pas de mémoire, on ne peut rien apprendre. Elle nous permet de garder intactes les idées, sans les retoucher, elle rend l’apprentissage significatif, donc plus rapide, plus efficace. Désir d’être au monde ou déjà étant au monde, l’émotion est cette subtile force qui nous pousse à s’imprégner de ce qui nous surprend et nous attire. Tel l’enfant avide, mais simplement, d’absorber ces petites et grandes choses qui font la beauté et la curiosité de l’existence.

La philosophie est une émotion aussi, certes liée à un désir de sagesse, de rationalité, et d’universel. Car connaître nos émotions nous invite à y voir clair et nous procure le plaisir de nous immerger dans le processus de pensée. Cette clarté est à la fois une liberté mais aussi un gain d’aisance, cela assure d’en profiter pleinement lorsqu’elles interviennent. Rien n’est plus insupportable que ce qui est persistant, et rien n’est plus beau que lorsqu’il atteint une signification en soi. Dans notre relation à elles, nous pouvons comprendre une chose importante, c’est que l’esprit a tendance à concevoir ce qui favorise son fonctionnement, ou celui du corps. Par conséquent, penser l’émotion devient bénéfique. Mais en être obnubilé obtient l’effet inverse : cet affect réduit notre capacité d’agir. Si l’émotion est cause d’action immédiate, nous basons alors notre existence sur une discordance entre esprit et réalité, source d’incohérence et cause de souffrance. Une vue magique du monde comme le dit Sartre.
Mais alors, est-ce ensuite l’émotion qui disparaît, diminue ou est-ce que c’est notre rapport à l’émotion qui change? Nous pensons que l’affect est toujours une vue magique du monde réel dans le sens où celui-ci est interprété à travers lui, mais son ampleur diminue avec l’âge et l’expérience qui confronte l’individu avec le monde, et qui font qu’il se connaît tel qu’il est avec le temps qui passe.

Nous pouvons considérer les émotions comme un système de réaction par rapport au monde, car le monde est alors vu – dans le cas négatif – comme nouveau, agressif, difficile, trop grand. Il contient des éléments qui échappent à la compréhension, qui ne peut aboutir à une action juste. Certes, nous nous sommes tournés vers les émotions négatives, car les émotions positives telles que l’amour, la joie posent rarement problème. Dans ce cas, la solution est d’être méthodique et modeste dans son appréhension du monde, le concevoir par parties et non comme un tout, ce qui fait que chacune de ces parties est plus abordable et plus facile à traiter que si ce tout était considéré dans son ensemble. Pris progressivement, le monde devient cohérent et à portée de main. Alors l’émotion qui nie la distance et rend les choses magiques, liée au sentiment d’incapacité, d’agression, de petitesse, se trouve être moins envahissante, ou objet d’une conscience plus grande.

Il nous vient tout à coup un doute, voyons cela : est-ce que la joie pose problème ? Il est possible qu’elle soit trop grande par rapport à l’objet qui la produit car il est associé à un autre objet augmentant alors l’ampleur du phénomène. Il nous semble alors que cette joie immense n’est causée que par un seul objet. Erreur de jugement, entraînant le désir de cet objet comme redoublant notre puissance d’agir, et profonde déception ou désarroi lorsque celle-ci n’est pas obtenue. Il aurait suffit de savoir que cette joie était amplifiée par la présence d’un deuxième objet, lié incidemment au premier.

Conclusion

Pour finir, nous pourrions problématiser le sujet dudit article, en reprenant la pensée d’une personne qui ne serait pas d’accord avec ce que nous y avons exposé. Cette personne pense qu’il faut accepter ses émotions et travailler avec elles, les exprimer. Il faut prendre soin de soi, de l’autre, agir avec tendresse ; ce serait cela plutôt, agir dans le sens de la nature. Alors que l’attitude distante des émotions est violente et contre nature. Nous pouvons remarquer que cela ne contredirait pas notre position dans l’essentiel, mais c’est une objection qui s’entend assez facilement. C’est pourquoi nous l’avons reprise ici.
Ce que nous avons expliqué est aussi un soin pour soi, qu’il n’y a pas dans l’usage de la tendresse. C’est comme avec des enfants. Si l’enfant a une rage de dent, il n’irait pas chez le dentiste de lui-même, par méconnaissance ou par crainte de souffrir, tandis que l’adulte sait qu’il faut aller chez le dentiste, et bien que ce soit douloureux, cela soignera. En quelque sorte c’est d’affronter la douleur du problème qu’il s’agit, et de demander à autrui d’en diagnostiquer la cause ou la nature.
A ceci sera répondu qu’il est possible de soigner sans douleur : opérer avec l’anesthésie.
Attention, l’anesthésie joue sur le message de l’opération douloureuse envoyé au corps, mais n’enlève pas l’information que cette opération est en train de se faire, ou son aspect violent. Si nous poursuivons l’analogie, et comparons l’esprit au corps opéré, c’est la prise de conscience qui est douloureuse, pas l’opération en tant que telle. L’anesthésie, si tant est qu’il y en a une, est fournie par ce que nous pourrions appeler l’inconscience, c’est-à-dire le refus d’affronter le problème. Anesthésier le malade serait redondant, voire dangereux nous disent les médecins (jamais deux dans la même année !). Le problème à analyser serait aboli, en apparence.
Mais, on peut faire le même travail plus progressivement, nous répond-on, sans faire appel à la conscience tout de suite, amener à la prise de conscience un peu plus tard dans le processus. Autrement dit, y préparer la personne. Par conséquent, si nous comprenons bien, il s’agit alors d’éviter le côté abrupt de la rencontre, avec autrui, une idée, avec soi-même.
C’est juste éloigner le problème car la prise de conscience est un acte immédiat. Donc on dénature le phénomène de la prise de conscience, on refuse à l’individu sa responsabilité d’”être souffrant”, sa faculté de vivre sa douleur. Comme si l’être humain n’était fait que de sentiments agréables. C’est se faire le médiateur de la conscience. Système où on veut se charger du processus mental pour l’autre. “Ce n’est rien”, devrions-nous dire, expression qui est supposée enlever la douleur, réduire l’ampleur du phénomène. Or l’anesthésie est un leurre : prendre soin de l’autre, c’est se considérer infaillible, non sujet à faiblesse ou à émotion. Quand bien même cela ne serait pas le cas, on considère par sympathie que l’autre a la même émotion que soi, et on pense le comprendre ; alors comment oser vouloir l’aider si nous avons le même problème que lui. Et quel leurre de penser que nous comprenons quelqu’un exactement. En réalité, la solution la plus réaliste est de lui offrir son regard critique et de le laisser travailler à sa manière.
Pratiquons donc la philosophie. Pour penser, il ne faut pas penser au début, mais s’étonner; pour agir, il faut poser un jugement clair. Or l’émotion est déjà trop penser car l’émotion exprime un excès, un décalage entre soi et la situation ou l’autre, qui peut prendre la forme d’un rejet dans le cas d’une émotion négative, ou d’une fusion dans le cas d’une émotion positive telle que l’amour. Ce décalage est une immodération, un décentrement qu’on peut retrouver dans les expressions, l’une française “être hors de soi” pour dire “être en colère” et l’autre anglaise “in love” pour dire “être amoureux”.
Donc se décoller de ses émotions revient à rechercher une certaine justesse dans l’être, retrouver un équilibre, se re-centrer. Pourquoi se recentrer? C’est le juste moyen qui rend heureux selon Aristote, le juste milieu ou la vertu. Paradoxalement, « la vertu est donc une sorte de moyenne, puisque le but qu’elle se propose est un équilibre entre deux extrêmes », un état parfait au milieu.
Pourquoi ne pas agir sous le coup de l’émotion? Parce que c’est le chaos, une perte de raison, de distinction, absence d’intellectualisation. Alors pourquoi n’accepter que l’action raisonnée et pas l’action émotionnelle? Car cela pose problème pour agir : nous ne savons pas avant la situation quelle pourrait être notre action, nous n’avons pas de but clair. Nous ne savons pas ce que nous faisons, nous sommes spontané. Donc nous ne savons pas si notre action est juste ou pas. Nous n’avons pas de recul. « Mais personne que je sache n’a déterminé la véritable nature des passions, le pouvoir qu’elles ont sur l’âme et celui dont l’âme dispose à son tour pour les modérer », selon Spinoza. Alors, profondeur d’âme ou émotions fortes?
Audrey Gers